Annie Czarnecki

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Série Noire :  Exposition "Passage de l'art"

 

Huile sur toile 146 x 114

Huile sur toile 146 x 114

Huile sur toile 146 x 114

  COMMA

Elle s'obsède des limites, les cogne, s'attaque sans cesse à la question des bords, à l'idée d'arrêt, de fin, à celle même de la suspension du geste, pour elle peu aisée à entendre comme allant de soi, malaisée à respecter. Comme s'il fallait d'abord déchirer cela, comme si peindre ou déchirer-refaire bande à bande la surface peinte, infiniment la récrire, demandait cet absolu préalable, cette quasi-violence, mentale, discipline qui se refuse à tenir la limite pour autre chose qu'un accident. Discipline. Violence douce, initiale, inexprimée mais qui déborde, littéralement, et rend la peinture insomnieuse. La fait sortir de son lit de réflexes, d'acquis ; dirait-on, privée ou sevrée de tout programme, la malmenant — disons la rabattant sur l'utopie d'un geste toujours en acte, en frappe, en tension. Vis sans fin dans la tournure, l'involution du ciel intérieur, ses micro turbulences.

 

Ça pourrait continuer, indéfiniment porter l'effort, l'obstination accordée ou ainsi souhaitée de la nuance, se donner indéfiniment à la dimension d'appel de la variation infime ; pourrait sans cesse reculer un horizon, une frontière réelle plus, encore — aimant absolu de cette mise en avant de la douceur d'effort. S'obstiner au ténu de la transition dans l'utopie d'une totale ouverture de l'espace, de sa totale dilacération, celle du jeu toujours sur le souffle de l'ouverture et du recul. Mais elle, limes tremblant, vacillant, confins changeant de sexe, alors clouée sur le bois — lui, presque l'outil qui en surplomb des yeux découpe un carré d'espace, l'oriente, assoit le ton d'une image, parfois pousse la voix à dire qu'elle n'a rien vu. Tous deux en belle sorte obligés, là, l'un l'autre, l'un à l'autre, noués à ce présent passager, buté, contingent et buté, brutalement physique de l'arrêt ; à ce présent insisté, butant, éternité du souffle coupé de la couleur, de son phrasé. À croire qu'il faudrait toujours, quoi qu'on en veuille, une géométrie au geste, contre lui, dans sa plus intime proximité, pour qu'existe la vision, toujours une furie quasiment des bords, au fond une torsion pour que tableau se fasse, contre le geste exactement.

 

C'est cela donc, une longue suite qui par la singularité de son allant — élasticité, maculages étouffés ; marche lente, mouvante, ombrée —, sa dynamique irisée, les dimensions interrogées, élancées, par la durée aussi, toiles chaînées, cherche à déjouer l'interruption. L'égarer. Longue suite qui se lie, s'ordonne aux glissements, y acquiesce, s'y love, parfois les bouscule ou provoque, oblige à l'effilé soudain ou une lame, en écrit parfois les arêtes — en éclaire un abrupt peut-être premier. Qui, sur écrite, n'est pas exactement une harmonia celestis : à l'horizontale se noue, tisse, crispe il arrive, et dans le secret, ou son proche, se fend. (Cassure du lisse : elle le dit ; c'est sa règle : elle l'offre — discrètement.)

 

Sur harmonie, se déportant mais tout juste, dans l'a peine ondulation du plan, fascinée par le statique — lui son impossible, son horizon —, par ses minimes boitements ; s'émouvant de bascules multiples, légères elles sans cesse : nappes, déplacements respires : tout juste ; recouvrements se pressant se desserrant dans un arc-en-ciel d'air serré. Il s'agit d'un tremblement, très doux. Tuilages.

 

Sans doute serait-ce, là, la meilleure contradiction aux limites ; ce qui les ferait se renverser ou imploser. Tuilages. Battement d'émergences, sinueux, tracés, balle des transformations où — la musique bien sûr nous en instruit — une cellule s'éveille en plus ou moins grande assertion, consonne avec une autre, première, qu'elle recouvre progressivement jusqu'à la faire disparaître. Cellules : sonores ou moments de la couleur elles prennent au plein ciel la vitesse oui scintillée, irisée de la toupie. Versements souples, comme fragiles souvent de l'une à l'autre, d'une structure l'autre, de ton à ton, par le biais le pli de notes ou valeurs pivots ou celui de l'altération. Du chromatisme — cette perception consciente ou inconsciente des petits intervalles. Couleur mangée érodée creusée, couleur diminuée, diluée-reprise, et revenant, vraiment se surpassant, et de nouveau se restreignant ou délitant ; évidements et ventres de la couleur : balle des transformations. Travail foncier de la surface : se déportant de l'unité mélodique — la déviant, la minant — le chromatisme est une logique de la séduction. Par ses pulsions analogiques, l'ambivalence inférée ; étymologiquement sa corruption. Offre et trouble.

 

Mélismes : elle, Annie Czarnecki, entièrement, en toute intensité douce, se livre à la voix du faible écart, l'écoute et reprend, chant griffé mais doucement et, douce, offre, troublant, ses vagues différentielles d'écrire. Écart joué dans l'oscillé, le pas-même ; nuage brouillé, défait de la valeur ou presque. Fin, si ou très fin, lui, jusqu'à ne plus bouger. Elle, là, portée là par la douceur d'effort, s'obsède des limites, les cogne, s'attaque sans cesse à la question des bords, à l'idée d'arrêt, de fin, à celle même de la suspension du geste, pour elle peu aisée à entendre comme allant de soi, malaisée à respecter. Elle, s'enivrant ou presque du tourner autour (de la couleur, de la note : c'est un comme si), tisserande qui jamais ne s'y perd réservant la perte au regard attiré-rapté, tisseuse décidée d'une agogique longue, exactement captatrice, elle, sait, farouche, rester à la surface ; s'en tient bravement à l'apparence, à l'épiderme, à la folie rentrée d'une draperie contradictoire : à cette pure disparité de la peau qui est première condition de penser.

 

Chistian Tarting

 

 

Une façon de régression infinie (Annie Czamecki peintre)

 

En proposant sa Théorie du nuage comme approche emblématique « pour une histoire de la peinture », Hubert Damisch entendait étudier le nuage moins comme un objet représenté que comme signifiant crucial de la scénographie picturale. Il y a une fonction-nuage dans toute peinture, qu'elle s'applique ou non à rendre l'image de nuages passant dans le ciel. S'appuyant sur Peirce, Damisch notait : « Le nuage est signe, au triple sens de symbole (mot), d'icône et d'index2». Il est d'abord une pièce maîtresse de la machinerie (théâtrale) qui permet de faire apparaître le sacré dans le réel (ascension du Christ, visions mystiques...) pour jouer, au fur et à mesure du développement de la peinture, un rôle moins spectaculaire mais plus intimement liée à la question que, dans sa chair, elle est pour elle-même : «Le nuage apparaît comme l'un des signes électifs de la représentation, dont il manifeste à la fois les limites et la façon de régression infinie sur laquelle elle se fonde».

 

On peut voir passer dans la peinture d'Annie Czamecki des théories de nuages

.

Non seulement il ne faut pas s'empêcher de les reconnaître, au motif, croit-on savoir, que la peinture ne représente plus, mais il importe de s'attarder dans cette perception à la fois défilante et stagnante. Les nuages se bousculent, se poussent, «se rentrent dedans », disparaissent et reparaissent ; c'est, sous nos yeux, le Même qui devient Autre, l'un multiple, le fini sans fin. Est-ce que tout cela bouge ensemble, se balance dans le vide comme un cosmos, ou bien s'arrêtera- t-on  au détail, par exemple cette tache qui tire le bleu et le gris foncé au fond d'un puits carminé ? A moins que le détail et le tout ne soient si invinciblement homothétiques, que la figuration du premier et l'infigurable du second constituent deux formules d'un même agir de et dans la peinture ? N'est-ce pas d'ailleurs cet air de famille et ces traits communs qui autorisent la peinture à se (re)produire tantôt sur des formats papiers de petite dimension, tantôt sur des grandes toiles qui donnent à sentir le poids du nuage amassé. Preuve combien est vaine et dépassée (depuis le début d'ailleurs) la vaine frontière entre le soi-disant abstrait et le supposé figuratif : le regard est attiré par ce qui à la fois repousse et motive la Figure. Il me semble que le thème (qui se confond avec la thèse, le poser, l'agir de la peinture) d'Annie Czamecki-peintre,c'est précisément ce tressage des deux directions animant la figuration : l'émergence et la dissolution. La touche provoque l'imaginaire, machine du spectacle - du seul fait de bâtir un espace par contra-juxta-position et, simultanément, dissout, pulvérise, déchire, efface, déçoit l'attente d'une forme qui prétendrait faire masse avec son dessin et sa signification. Célibataire et plurielle, la touche se défend de l'installation à demeure de l'envahissante famille de la Représentation.

 

Comment dire si la peinture est d'ajouter ou d'ôter ? Si la retouche est de confirmation ou d'infirmation ? Ce qui paraît sûr, c'est que le peintre tente de séduire la Figure, et pour cela, comme Schéhérazade en ses contes, il ne doit pas cesser de masser la chair picturale, de l'intéresser à des commencements d'histoire, faute de quoi la mort saisira le vif, une forme figée occupant la place. La peinture revient en arrière, régresse infiniment, c'est ainsi, montre Deleuze qu'elle avance dans la manifestation des forces et « se propose directement de dégager les présences sous la représentation» ; elle a abandonné le modèle projectif et scénographique (l'intention représentative) au profit d'une quête (sous)cutanée qui, sans exclure les suggestions de forme, les subordonne à une autre couche événementielle. Proprement cosmique, celle-ci. L'acte de peindre communique avec des rythmes. Ce qui arrive renvoie à une matérialité dynamique, à une énergie qui circule entre pinceaux, support, pigments, mouvements du corps, en- et déroulements de la toile, crampes, euphorie, blocage etc. Ce qui vient, du plus loin de la peinture (dans la reprise tenace, stries sur stries, teinte contre teinte, plein sur vide, plages sombres avec trous de lumière ) n'obéit pas à un programme délibéré; ce qui pointe, c'est ce qui sort juste - à l'instant et instamment - de l'informe, du Sans-limite, le temps d'être poussé par le bourgeon suivant au saut catastrophique. Barnett Newman attaquait la tournure décorative que, par insignifiance, l'expressionnisme abstrait était tenté de prendre et, quant à lui, il proclamait que la peinture a un sujet - ce sujet, c'est le Chaos. Qu'est-ce que le chaos ? Le commencement pur, la force, la réserve générative, le non-ordre (plutôt que le désordre) qui offre aux ouvriers cosmique, politique, artistique, philosophique le dictionnaire pêle-mêle pour bâtir un ordre pour un temps. Au bout de l'abondance native, la catastrophe guette la retombée du rythme, l'affaissement, l'effondrement. Des nuages, « merveilleuses constructions de l'impalpable », émerge une Figure qui ne consent pas à se départir de sa traîne d'indifférence ombreuse, qui court le risque aussi de s'abîmer. Va-et-vient dans la peinture du rythme élémentaire. Voilà le sujet, l'action de la peinture d'Annie Czarnecki : comme, avant liquidation, la Figure dépouille l'Illimité. Qui parle des nuages ?

 

 Michel Guérin  ,philosophe

 

 

Huile sur toile 146 x 114

 

Exposition "Passage de l'art"

 

 

 

Huile sur toile ~ 200 cm  x 320 cm

Huile sur toile ~ 200 cm  x 320 cm